Taylor Swift : rébellion & émancipation

Du tumulte à la victoire ; récit d’une conquête musicale.

Il est aisé de tomber dans l’énumération des succès lorsque l’on parle de Taylor Swift ; quatorze Grammy Awards, élue « Personnalité de l’Année » par le prestigieux magazine The Time en 2023, après avoir été sacrée Femme de la Décennie par Billboard à l’aube de ses 30 ans. Philanthrope, autrice, compositrice, Docteur en lettres… Par quels combats sociétaux Taylor Swift s’est-t-elle imposée en tant que militante ? Quels éléments différenciants ont crédibilisé son parcours artistique ? Après 6 concerts sur le territoire français qui ont fait crasher la plateforme Ticketmaster, celle que l’on surnomme « l’industrie musicale » n’a pas fini de faire parler d’elle.

I. Les causes majeures de l’artiste : droits d’auteurs et féminisme

Qu’elle s’efface des médias, s’insurge face au streaming abusif, ou s’impose comme ambassadrice du féminisme dans l’industrie musicale, Taylor Swift choisit ses batailles.

1. De l’art de communiquer

Le 13 septembre 2009, lors de la cérémonie des MTV Video Music Awards, le rappeur Kanye West monte sur scène et s’empare du trophée que venait de recevoir Taylor Swift, contestant que la chanteuse Beyoncé le méritait davantage. Cet évènement, qui évoluera rapidement en tempête médiatique, l’éloignera des plateaux. Les multiples fabulations de Kanye West l’épuisent, elle s’éclipse pendant plusieurs mois avant de revenir avec Lover, l’album mythique sur lequel figure l’indétrônable Cruel Summer.

Le public se plaît à spéculer sur la signification de ses chansons. Elle ne dément, ni ne plussoie. Stratégie de relations publiques ou non, l’effet reste le même : on parle d’elle. Aujourd’hui, sa communication demeure savamment verrouillée et l’exclusivité fonctionne. A chaque apparition médiatique, elle délivre des messages articulés avec brio et l’audience afflue.

Ironie du sort, ce 11 septembre 2024, elle rafle 7 prix lors des derniers VMAs devenant ainsi la chanteuse la plus récompensée de l’histoire. Cinq d’entre eux sacrent sa collaboration avec l’artiste Post Malone sur la chanson Fortnight.

2. Le streaming au cœur de ses préoccupations

L’interprète prend la protection des droits des artistes musicaux à bras le corps. Le 3 novembre 2014, ne désirant pas participer à l’expérimentation du modèle économique “freemium” qui ne permet pas de rémunérer correctement les artistes, elle enlève son catalogue de la plateforme de streaming Spotify. Elle fera son retour sur la plateforme en 2017, soit après 3 ans de négociation. Dès lors, les personnes utilisant gratuitement Spotify ne peuvent écouter que 6 chansons d’affilée, afin que les artistes indépendants puissent être correctement rémunérés.

Elle réitère sa demande auprès d’Apple, dont les 3 mois d’écoute gratuite empêchaient les artistes de toucher des royalties. Quelques heures après la réception de sa lettre ouverte, le géant américain exauce les vœux de la chanteuse, et instaure le paiement de redevances pendant la période d’essai. Apple ne se montrera pas rancunier et classe, en mai 2024, son album 1989 dans la sélection convoitée des 100 meilleurs albums de tous les temps.

Soulignant la nécessité de marcher main dans la main avec les technologies dont les plateformes de streaming font parties, elle invite les artistes à surveiller attentivement le flux de leurs recettes.

3. Turbulent changement de label et pertes des droits masters

En 2018, le contrat avec sa première maison de disque Big Machine Records prend fin. Elle signe alors chez le label Republic Records, du groupe Universal. Un an plus tard, lorsque le producteur Scooter Braun rachète la maison de disques Big Machine Records, il revend les droits masters (le droit de publier et tirer une part des revenus de sa musique) de la chanteuse à un fond d’investissement nommé Shamrock Holdings. L’entièreté de son catalogue musical, incluant clips et identités visuelles, lui file entre les doigts sans son consentement.

Taylor Swift ne reste pas de marbre. Sur les conseils de ses proches, dont la chanteuse et animatrice Kelly Clarkson, elle retourne au studio pour réenregistrer ses albums. Elle se dit qu’elle a été capable de le faire une fois, et qu’elle peut le refaire une seconde fois. Une première dans l’industrie. Elle reprend alors le contrôle sur son art et saupoudre ses Taylor’s Versions avec des “Vault tracks” ; des titres non sélectionnés sur les versions initiales. En parallèle, elle conçoit de nouveaux designs, décline ses albums en vinyles et développe son merchandising. Sa pugnacité s’avère fructueuse et la malédiction se transforme en opportunité lucrative. Elle rallie une nouvelle fanbase, d’abord curieuse, puis convaincue. Aux commandes d’un business florissant, son entreprise Taylor Nation fait d’elle la première chanteuse milliardaire selon Bloomberg. Dans le cadre de sa tournée The Eras Tour, elle réalise régulièrement des dons aux banques alimentaires dans les villes où elle est de passage.

Ce nouvel accomplissement place Taylor Swift en figure de proue de la protection des droits des artistes. Elle encourage ainsi les indépendants à ne pas négliger la lecture de leur contrat, à imposer leurs propres conditions mais également à s’émanciper.

4. Fervente défenseure de la place de la femme dans l’industrie musicale

Dès les prémices de sa carrière, Taylor se confronte aux jugements perpétuels liés à sa vie amoureuse. Dans son clip Blank Space, elle tourne en dérision l’image que les médias lui attribuent en incarnant volontairement une croqueuse d’hommes dégénérée. Un public plus large commence à saisir le génie de Taylor et le tube pop marquera un tournant dans sa carrière.

Dans son discours « Femme de la décennie », prix attribué par le média Billboard en 2019 (année où Scooter Braun revend ses droits masters), elle dénonce l’absurdité des standards attribués aux femmes de l’industrie. Elle déclare que si les femmes obtiennent de si bons résultats, notamment en termes de ventes et d’écoutes, c’est parce qu’elles doivent travailler plus, et plus vite, prouver qu’elles méritent leur place, tout en surpassant leur précédent succès. En outre, elles n’ont pas le temps de souffler.

Ce combat féministe ne s’arrête pas aux discours, elle le mène aussi en chanson. Lorsqu’elle introduit le titre The Man pendant The Eras Tour, sa tournée aux multiples records, elle lâche avec fierté « Vous me faites sentir puissante, vous me faites sentir comme si j’étais… un homme. ». Quant au titre Mad Woman, il dénonce le gaslighting et le tabou sexiste associé à la colère d’une femme. Une déclaration qui semble dédiée à sa némésis, Scooter Braun. Karma et vengeance sont des thèmes récurrents dans les textes de Taylor Swift, à l’instar de l’album Reputation.

Dans son documentaire Netflix Miss Americana, elle narre le procès qu’elle a ouvert après avoir été victime d’agression sexuelle de la part du DJ David Mueller, en 2013, lors d’une séance photos. Elle poursuivra le concerné qui portera plainte en quémandant trois millions de dollars de pertes de revenus et indemnités. Elle contre-attaquera pour un dollar symbolique. Après 4 ans de lutte, elle remporte finalement le procès et renforce son image d’une individue déterminée à se battre pour ses droits.

Benjamin Pierret, journaliste, décrit le phénomène dans le podcast Radio France, consacré aux records de l’artiste : « Le monde attend d’une jolie blonde aux yeux bleus une forme de passivité souriante à laquelle Taylor Swift ne s’est jamais soumise. ». Quant au magazine The Time, il statue : « Peut-être que c’est cela le véritable effet Taylor Swift : elle donne aux gens, beaucoup d’entre eux des femmes, (…) qui ont été conditionnées à accepter le mépris, le gaslighting et la maltraitance d’une société qui traite leurs émotions comme insignifiantes, la permission de croire que leur vie intérieure compte.»

La perte de ses droits masters aura indéniablement alimenté le feu intérieur qui brûlait en elle, renforçant sa ténacité à défendre ses valeurs.

II. Quels processus créatifs la distingue ?

Malgré ces péripéties, Taylor Swift demeure l’unique artiste à avoir remporté quatre Grammy du meilleur album. Une reconnaissance unanime des critiques réceptifs, entre autre, à sa narration.

1. Virtuose de la prose

L’attachement que les fans lui portent provient majoritairement de la façon dont elle raconte des histoires. Certaines la concernent directement, d’autres narrent les aventures – ou mésaventures – de personnages fictifs, parfois inspirés de son entourage. The Time atteste : ”Swift est l’architecte et le héros de cette histoire, à la fois protagoniste et narratrice”. Elle-même affirme que son storytelling la différencie des autres artistes. Une compétence qu’elle a affutée dans sa jeunesse, alors qu’elle tenait rigoureusement des journaux intimes.

L’auteure se plaît à dresser des parallèles entre ses chansons ; on retrouve ainsi un triangle amoureux entre Illicit Affairs, Betty et Cardigan. Par ailleurs, elle crée, à son insu, des « sisters albums » , deux albums complémentaires à écouter au fil des saisons ; Folklore pour le printemps et l’été, Evermore pour l’automne et l’hiver. Deux albums folk qui nous embarquent dans sa plume lyrique et poétique tout en surprenant les récalcitrants de la pop.

Génie de l’histoire dans l’histoire et du récit interactif, la parolière intimiste sait capter l’attention de son audience. Les swifties se griment alors en Sherlock Holmes, prêt à rassembler les morceaux du puzzle (“easter eggs”) qu’elle aura ingénieusement préparé. Cette érudition la conduira à obtenir le diplôme de Docteur en lettres à la New York University, dont le discours inspirant vaut la peine d’être écouté. Aujourd’hui, dans certaines écoles des Etats-Unis, des classes de poésie étudient ses textes et ses figures de styles, notamment ses métaphores et comparaisons omniprésentes.

Dans certaines de ses paroles, on décèle un attrait certain pour les punchlines. Parmi les plus connues : “Cause darling I’m a nightmare dressed like a daydream” dans le classique Blank Space, ou encore “Cause shade never made anybody less gay” prononcé avec hardiesse dans You Need to Calm Down, ôde LGBT. Mais c’est dans la version de 10 minutes du titre All Too Well que l’on entend l’une des plus grandes punchline de Taylor, alors qu’elle relate une relation passée avec un homme plus âgé : « I’ll get older but your lovers stay my age ».

Selon la chanteuse, nous sommes tous des “literary chameleons”, des caméléons littéraires, nous adaptant continuellement à notre audience ; amis, collègues, stories Instagram. Taylor Swift revendique cette richesse et cette versatilité dans son art. Bien qu’elle vive une vie très différente de celle de ses fans, ces derniers s’identifient à ses textes avec aisance.

Les titres « We Are Never Getting back Together » ou « Shake It Off » sont des exemples de tubes plus accessibles. L’interprète y propose un pont (« bridge ») où elle s’adresse directement à son auditoire, comme si elle s’adressait à une amie, insufflant un style théâtrale qui s’apparente à celui d’une comédie musicale.

2. L’interprétation : mise à nue et jeux sonores

Afin de véhiculer ses messages, Taylor Swift ne compte pas seulement sur les textes, mais également sur leur interprétation. Pour cela, elle emploie une méthode nommée la syncope ; il s’agit de la prononciation des paroles en insistant sur un mot, une syllabe. C’est la perturbation du flux régulier de la musique. Par exemple, dans le titre Illicit Affairs elle pose une note aiguë – haute – en prononçant le mot “down” (bas, en français). Elle avait déjà utilisé l’effet opposé dans Breathe sur l’album Fearless « Cause it’s tragedy and it’ll only bring you down« . C’est l’une des raisons qui l’a encouragée à collaborer avec Ed Sheeran, en lui demandant de faire la première partie du RED tour en 2013. Elle aimait la façon dont il prononce ses paroles dans le tube Lego House « And it’s dark in the cold December, but I’ve got you to keep me warm« .

Elle joue également à intégrer des sons participant activement à la mise en scène de ses tableaux lyriques. Dans le titre Marjorie que l’on retrouve sur l’album Folklore, on peut entendre la voix enchanteresse de sa grand-mère défunte, chanteuse d’opéra. Un hommage poignant qui résonne avec les personnes ayant traversé un deuil.

On entendra également des voix hantées et habitées dans My Tears Ricochet issu du même album, et plus récemment dans So Long, London, issu de son dernier album The Tortured Poets Department. Sur cette même musique, sa respiration saccadée illustre les paroles accablantes “Every breath feels like rarest air When you’re not sure if he wants to be there”. Ces ajouts sonores rendent les titres plus bruts et personnels. C’est précisément ce que son public recherche, au-delà des titres entrainants et grand public.

Qu’il s’agisse de son écriture ou de la production, Taylor Swift s’entoure des meilleurs. Ces succès sont le fruit de collaborations avec les talentueux Jack Antonoff, binôme avec lequel elle travaille depuis l’album 1989, et Aaron Dessner, fondateur du groupe The Nationals.

3. Genres musicaux : se renouveler pour durer

On l’aura compris, l’artiste a plus d’une corde à son arc. Elle manie la variété des genres musicaux avec dextérité ; country, pop, folk, alternative.

Elle a su se renouveler comme en démontre ce tableau :

Le Temps, Pourquoi les chansons de Taylor Swift se ressemblent (ou pas) 5 mai 2024, Youtube

Insaisissable, elle explique dans son interview The Time, que le jour où Kanye West l’a humilié publiquement au MTV Video Music Awards a drivé son envie de changer de genre, par peur de devoir quitter sa maison de disque : « Je me suis rendu compte que chaque maison de disques essayait activement de me remplacer, » dit-elle. « J’ai pensé qu’au lieu de cela, je me remplacerais moi-même d’abord avec une nouvelle version de moi-même. C’est plus difficile de viser une cible en mouvement. »

4. Liberté artistique : réalisation de clips et court-métrage

En parallèle de l’écriture et de l’interprétation de ses textes, elle prend progressivement le lead sur la créativité de ses clips jusqu’à en devenir réalisatrice. Dans The Man, elle se grime en homme et dépeint ce à quoi elle pourrait prétendre, et ce que la société pourrait tolérer si elle en était un.

Taylor Swift – The Man (Official Video), 27 fév. 2020, Youtube

En 2020, alors qu’elle sort les “sisters albums” Folklore et Evermore, elle réalise les clips de Cardigan, puis Willow.

**Taylor Swift – cardigan**, 24 juil. 2020, Youtube

Elle poursuit cette lancée créative en dirigeant son premier court métrage, All Too Well, dont l’interprétation méticuleuse et parfaitement exécutée est assurée par Dylan O’Brien et Sadie Sink (Strangers Things). L’audience se retrouve témoin d’une alchimie qui crève l’écran, embarquant dans une romance toxique et envoûtante.

Initialement sorti en 2012, All Too Well n’était pas conçu pour être un single. Durant plus de 3 minutes, décrite pas assez « catchy » pour être diffusée à la radio, elle avait pourtant fait l’unanimité auprès des fans avisés dès sa sortie. Au lieu de réduire son temps d’écoute pour plaire au plus grand nombre, Taylor dévoilera une version de 10 minutes. Dans une interview qu’elle donne au média TIFF, elle raconte qu’elle avait besoin de ces 10 ans de rétrospective pour sortir All Too Well du grenier et lui redonner ses lettres de noblesse.

Taylor Swift – All Too Well: The Short Film, 13 nov. 2021, Youtube

Elle revisite Cendrillon dans Bejeweled et met en scène des actrices de renoms telles que l ‘oscarisée Laura Dern et la performeuse Dita Von Teese. Lorsqu’elle n’est pas aux commandes, elle confie les rênes à son amie, l’actrice Blake Lively, qui réalise le clip d’une chanson aux sonorités country I Bet You Think About Me.

Le 11 septembre dernier, aux MTV VMAs, elle remporte les prix de vidéo de l’année, meilleure direction et meilleur montage pour le clip Fortnight qu’elle a dirigé.

Taylor Swift – Fortnight (feat. Post Malone) (Official Music Video), 20 avril 2024, Youtube

Après avoir traversé l’adversité sous l’œil jubilatoire de ses détracteurs, l’artiste s’est affranchie et a su transformer ses déconvenues en succès commerciaux. Portant haut et fort des valeurs de labeur, de justice et de persévérance, son succès demeurera toujours incompréhensif pour certains, évident pour d’autres. En ayant ré-enregistré ses albums, elle illustre son évolution et sa diversité musicale, tout en donnant naissance à de nouvelles « Eras », fruit de la tournée la plus rentable au monde The Eras Tour.

Update – Samedi 31 mai 2025 : Dix ans après avoir interpellé les plateformes de streaming sur les droits des artistes, Taylor Swift annonce ce vendredi 30 mai 2025, dans une lettre publiée sur son site officiel, avoir racheté les masters de ses six premiers albums auprès de Shamrock Capital. Une étape historique : Taylor Swift, Fearless, Speak Now, Red, 1989 et Reputation lui appartiennent désormais. Le bras de fer prend fin.

Dans ce courrier, elle précise ne pas avoir prévu, dans l’immédiat, de réenregistrer Reputation. Elle évoque un album né d’une période empreinte de défiance, de désir de revanche et d’un profond besoin de se sentir comprise — un état d’esprit qu’elle estime avoir dépassé aujourd’hui. Si une nouvelle version devait voir le jour, ce serait dans un esprit de célébration.

En attendant, les fans peuvent espérer entendre prochainement les Vault Tracks, ces titres inédits conçus lors des sessions originales. La lettre se termine sur une note Taylor Swiftienne « Elated and amazed« , soit exaltée et abasourdie.

« Hell was the journey but it brought me heaven. » – Invisible String

[Photo Sipa/AP/Chris Pizzello]

Aller plus loin :

Documentaire Miss Americana – Netflix

Variety, Taylor Swift & Martin McDonagh | Directors on Directors, 12 déc. 2022, Youtube

France Culture, Épisode de l’émission Affaires étrangères, 11 mai 2024, «Taylor Swift: mondialisation, politique et algorithmes».

Sources (principalement anglophones) :

SEB, Taylor Swift contre l’industrie !, 13 déc. 2023, Youtube

The Time, LANSKY Sam, Person of the Year 2023, 6 décembre 2023

Billboard | DAILEY Hannah, Taylor Swift Covers a Year’s Worth of Meals With Donation to Local U.K. Food Bank on Eras Tour Route, 27 juin 2024

Prestige | MAH Emmelyne, Jack Antonoff vs Aaron Dessner: Impact in Taylor Swift’s TTPD, 2 mai 2024

France TV | Le phénomène Taylor Swift – Envoyé Spécial (reportage complet), 18 juin 2024